image philosophie

Antonia BIRNBAUM

Ancien(ne) Directeur de programme du 1/07/2004  au 30/06/2010

Direction de programme : La philosophie à l'épreuve de l'art contemporain

Résumé : Quelle épreuve représente pour la philosophie la traversée de l’art contemporain ? On pourrait supposer qu’elle fait partie intégrante d’une curiosité qui ne se réfugie pas dans une attitude antiquaire, fustigeant le présent au nom de la valeur du passé. Mais la chose est plus complexe. Trop souvent, l’effort de penser l’art « avec et contre son temps » coïncide avec une volonté de nommer ce qui en lui fait époque. Or cette entreprise réduit la notion de contemporain à sa dimension chronologique et ce faisant, tend précisément à l’amputer de sa dimension intempestive. Dès que l’on inscrit son rapport à l’art dans un tel horizon, toutes les œuvres, mêmes les plus actuelles, se transforment en objets d’histoire.
Comment se soustraire à cette incessante transformation du présent en passé, au travail de canonisation qui ne cesse d’émousser l’inquiétude du regard sur ce qui nous entoure ? La démarche entreprise ici consiste à inverser la donne habituelle des discours philosophiques. Plutôt que d’ordonner le sensible de l’art selon une ratio intelligible, de développer une universalité sans concept qui serait spécifique au jugement esthétique, il s’agit de mettre la ratio conceptuelle à l’épreuve de l’hétérogénéité du sensible tel qu’il se pense et s’expérimente dans l’art. On aura reconnu, dans ce changement de donne, une des intuitions les plus marquantes du « génie composite » de la Théorie critique.
Cette inversion oblige en quelque sorte à remettre en jeu le rapport entre art et philosophie dans l’épreuve concrète d’une rencontre à chaque fois singulière avec une œuvre. Mais ici encore une précision s’impose. Ce qui est frappant chez des penseurs comme Benjamin ou Adorno est leur capacité à prendre le risque du présent qu’implique une telle attitude. Notons simplement quelques dates. Benjamin parle des dessins animés de Mickey en 1933, quatre ans après le premier dessin animé sonore (Steamboat Willie, 1929). Adorno, on l’a suffisamment noté, se trompe et analyse le jazz comme une apparition de l’industrie culturelle. Cette erreur a été mise au compte de son conservatisme, de son attachement à la musique sérielle. A contrario, cela permet de soutenir que dans sa défense de la musique de Schönberg, il avait bien pris le risque de l’errance là où d’autres restaient sourds.
Qui ne prend pas le risque de traverser la difficulté qu’a le concept d’honorer les objets qui remettent en cause sa propre légitimité, celui-là est déjà passé à côté de ce qui - ici et maintenant - se donne déjà à voir ou à entendre sans être pris en compte. Il a donc aussi nécessairement fait l’impasse sur son accès à l’inconnu. Ainsi, procéder à la manière de la Théorie Critique implique non pas de reprendre les objets qui étaient les leurs, ni même de se limiter au travail certes indispensable du déchiffrement de leurs textes. Mais il faut aller plus loin encore, se prêter à une démarche aussi risquée que la leur. Interroger une œuvre récente de Mike Kelley là où Benjamin parlait de Klee, demander ce qu’il en est de la dimension visuelle de la lecture dans un livre comme Compact de Maurice Roche, interroger le témoignage artistique à partir du travail de l’Atlas Group, pour ne donner que quelques exemples fort disparates.
Les œuvres qui n’appartiennent pas encore à l’histoire révèlent toute leur fécondité pour la pensée conceptuelle en ce qu’elles obligent la philosophie à soutenir une inquiétude du sensible qui n’a pas encore de coordonnées : elles représentent la chance d’expérimenter à nouveau ce qui se passe entre art et philosophie, d’inventer un passage ou une conjonction exactement là où la nature de cette liaison fait elle-même question, voire défaut. Et ce défaut ne concerne pas seulement l’art comme objet d’une réflexion philosophique, il concerne le sensible en tant qu’il est pensé : il engage la philosophie elle-même à procéder à partir de ce qui la déroute. Ainsi, loin de vouloir gommer la différence entre philosophie et art, il s’agit, moyennant leur rapport problématique, d’interroger la part du sensible dans la pensée philosophique elle-même.