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Martin RUEFF

Ancien(ne) Directeur de programme du 01/07/2007  au 30/06/2013

Direction de programme : Une histoire philosophique et littéraire de la pitié est-elle possible ?

Résumé : Notre question est : une histoire philosophie et littéraire de la pitié est-elle possible ? A quelles conditions peut-on la penser ? Quelle serait sa portée aujourd'hui ? Quels seraient ses effets ?
Avant de décider de ses effets politiques, avant même de s'entendre sur sa moralité, la pitié doit être interrogée comme expérience. Quand et comment éprouve-t-on la pitié ? Quel type de subjectivité implique-telle ? Comment la penser ? Sa généalogie ou son archéologie nécessitent donc qu'on s'entende sur les conditions de sa description. Aristote apparaît alors comme un bon guide. La pitié joue un rôle décisif quand il veut penser l'effet moral du spectacle théâtral (c'est l'énigme de la catharsis - Poétique 6, 49 b 24), mais son statut de sentiment moral n’est pas si simple et on le mesurait en en cherchant l'élaboration chez Aristote lui même : elle est absente des Ethiques et son traitement relève de la Rhétorique (II, 8) où Heidegger voulait trouver : l'anthropologie d'Aristote. Les Anciens débattirent de la pitié. Les stoïciens la condamnèrent parce que la commisération tient trop de la misère qu'elle partage (Sénèque, De clementia). Il est bien difficile de s'entendre sur sa moralité car si elle peut servir de fondement au sujet moral (nous savons que nous sommes moraux parce que nous sommes les sujets de la pitié - Rousseau) elle ne saurait servir de fondement à l'action morale (Kant). Quant à la difficulté de comprendre son fonctionnement théâtral on sait qu'elle est toute entière renfermée dans l'énigme de la catharsis.
Mais qu'est-ce que la pitié : impression ? Sentiment ? Sentiment moral ? Disposition ? Les mots eux mêmes qui l'évoquent renvoient à plusieurs histoires (pitié, compassion commisération, charité même). Ils évoquent tous le partage sensible des douleurs prises en charge par un sujet qui souffre moins que celui pour lequel il éprouve de la pitié mais qui souffre avec lui - mitsein pathétique. Il faut donc que le sujet soit capable de sentir la souffrance de l'autre, c’est-à-dire de se sentir souffrir dans l’autre. Exposé à la faiblesse de l'autre, le sujet de la pitié peut dire : je me meurs là où l'autre se meurt.
Et encore : comment écrire une histoire philosophique et littéraire de la pitié ? On voudrait en jeter les bases en insistant sur des configurations théoriques complexes qui mettent en jeu une réflexion sur l'histoire des sentiments moraux et une pensée du spectacle. De fait la pitié est au croisement de deux histoires - elle en assure même l'articulation secrète. Une généalogie de la morale puisque la scène de la pitié structure l'expérience selon un spectacle qui assure la transaction pitoyable ; une histoire du théâtre puisque toutes les querelles du théâtre (d'Aristote à Brecht) reposent sur l'énigme de cette transaction. Penser la pitié c'est penser comment l'histoire de la morale est une histoire des dispositifs qui permettent à la douleur de l'autre de me toucher et comment l’histoire du théâtre est celle de la mise en scène de ces dispositifs. On pourrait se demander à ce titre si la querelle contemporaine des spectacles, accusés partout d'augmenter la violence, ne repose pas sur un oubli des conditions théoriques et sensibles de la pitié.
Cette histoire du partage sensible doit être tout uniment philosophique et littéraire parce qu'il n'y aura pas de phénoménologie de la pitié qui ne soit en même une archéologie des dispositifs - on pourrait reconduire cette thèse à l'oeuvre de Benjamin et notamment à ses réflexions sur le « narrateur ». C'est pourquoi une histoire de 1a pitié est donc nécessairement empirique (comme histoire des dispositifs) et transcendantale (parce qu'elle met en jeu la constitution même de la subjectivité).
La pitié naît à l'apparition de la douleur de l'autre - soit, mais comment donc cette douleur m'apparaît-elle ?
Aristote précise que j’éprouve la pitié face au « phénomène du mal qui frappe autrui » (Rhétorique II, 8 1385 t 10). mais il offre aussi les instruments nécessaires pour penser que ce phénomène n'est jamais tel que je puisse le soustraire à un dispositif. La phénoménalité de cette douleur est inscrite dans un dispositif qui met en jeu une sémiotique et une dramatique. Pas d'histoire philosophique de la pitié sans histoire des dispositifs. Les genres littéraires, mais aussi les beaux-arts en général offrent un formidable ensemble de variations de dispositifs. Pas d’histoire littéraire du théâtre (et aujourd'hui, du cinéma) sans une réflexion sur ce qui se joue dans la transaction pitoyable : la possibilité, donnée ou refusée, de se sentir en sentant l'autre.
Une histoire littéraire et philosophique de la pitié n'est donc possible que si elle s'écrit des deux mains.
Il s'agira à la fois d'esquisser quelques conditions de possibilité de cette histoire et quelques-uns de ses chapitres. Le programme ne sera donc pas uniquement chronologique même si on s'attardera à quelques nouages exemplaires (Aristote, la pitié chrétienne, la condamnation des moralistes, les Lumières qui voulurent faire de la pitié en « fondement », dans un sens qu'il faut éclaircir, la critique nietzschéenne). Il sera pleinement phénoménologique (saisir la pitié dans les dispositifs où elle se déploie) et ne refusera pas telle thématisation exemplaire : la pitié des animaux fera l'objet d'un développement à part. On n'ignorera pas I'enjeu actuel du débat la pitié est aujourd'hui accusée de tenir lieu de sentiment politique. Mais on se méprend : ce n'est pas la pitié qu'il faut condamner - c'est la société du spectacle. Or cette société repose sur l'oubli de la pitié Archéologie veut dire ici : archéologie de l’actualité