
Mathieu POTTE-BONNEVILLE
Ancien(ne) Directeur de programme du 01/07/2007 au 30/06/2013
Direction de programme : Philosophie et politique des usages
Résumé : Articulé autour du concept d’usage, attentif à la façon dont celui-ci circule en de multiples points du débat public contemporain, le projet que nous présentons ne vise pourtant pas à tirer de cette conjoncture une « philosophie politique » - si par là on entend une systématisation qui surplomberait (comme philosophie) l’ordre empirique des pratiques, et délimiterait (comme politique) une sphère séparée d’activité et de préoccupations, spécifiée par son rapport au pouvoir ou son souci du bien commun. La question des usages a en effet pour double particularité d’être essentiellement inséparable des objets, ressources, règles ou signes dont il s’agit d’user, et essentiellement dispersée en divers lieux de notre activité, traversant la frontière traditionnelle entre pratiques singulières et collectives, ou entre sphère publique et sphère privée. Réfléchir philosophiquement et politiquement sur les usages, c’est alors parier qu’il est possible de ressaisir de manière oblique, au milieu de cette immanence et de cet émiettement plutôt qu’au-dessus d’eux, un « ordre des usages », à la fois registre distinctif et logique particulière ; ordre conférant aux savoirs de l’usage leur consistance, aux pratiques de l’usage leur efficience, aux usagers enfin leur part de liberté.
Conformément à la stratégie qui conduit Michel Foucault, dans L’Usage des plaisirs, à aborder l’examen des « manières de faire » au travers des « problématisations » qui les animent et les hantent, nous proposons d’aborder l’ordre des usages à partir de ses paradoxes mêmes. Paradoxe du savoir, puisque invoquer en politique la partialité, l’urgence et les droits d’un usage consiste toujours, d’un même trait, à poser l’excès d’une telle expérience sur les idées et les raisons propres à l’éclairer du dehors, et à se prévaloir d’un autre type de compétence, de familiarité ou de contre-expertise. Paradoxe du pouvoir, dès lors qu’une politique de l’usage ne peut revendiquer de puissance transgressive, s’approprier les cadres imposés et plier les contraintes collectives à l’inventivité d’un style, qu’à la condition de se situer justement dans l’espace infra-politique des « us », des conventions tacites et des menus aménagements par lesquels l‘ordre social trouve à se reproduire, au plus loin donc de toute stratégie de rupture ou de toute radicalité. Paradoxe de la subjectivité enfin, si la posture de « l’usager » consiste à aménager l’irruption, sur la scène collective, non de l’expression spontanée ou de la liberté naturelle des individus, mais de sujets dont la vie se trouve exposée sur ses versants les plus privés aux effets des normes sociales, dans une forme d’interpellation où la mobilisation politique et le rapport éthique à soi-même se nouent l’un à l’autre depuis leur distance même.
Menée à partir de prémisses empruntées à la généalogie foucaldienne, cette exploration ne saurait pour autant s’en tenir à une simple analyse interne des textes de ce dernier. Elle devra plutôt en réinscrire le discours dans le double horizon d’une histoire et d’une actualité : histoire de la tentative menée, au tournant des années 1970-80 et dans l’interstice entre les paradigmes adverses de la structure et de l’individu, pour circonscrire théoriquement l’espace où se croisent la reproduction sociale des normes et leur appropriation par les sujets, esquisse fugitive d’une pragmatique politique dont les œuvres de Bourdieu, de Certeau ou Deleuze-Guattari portent diversement la trace ; actualité (la nôtre) où les transformations de la gouvernance, l’enthousiasme pour la politique participative et la mobilisation polémique de collectifs d’usagers confèrent rétrospectivement une pertinence nouvelle à cette piste autrefois ébauchée.
Sur cette base, notre recherche pourra alors s’élargir dans le sens d’une confrontation systématique entre les paradoxes politiques de l’usage et les ressources philosophiques aptes à les éclairer. Non, toutefois, que les divers corpus philosophiques susceptibles d’être mobilisés à cette fin soient exempts de tensions, voire d’antinomies : l’étude des éthiques, antiques et modernes, de l’usage ; l’examen de la manière dont se nouent, à l’intersection de l’économie, de la politique et du droit, la double référence à la valeur d’usage et au droit d’usage dans la pensée du XIXe siècle ; la manière dont, au XXe siècle, le souci de l’usage se divise entre phénoménologie et logique, comme entre pragmatisme psychologique et pragmatique linguistique - l’ensemble de ces voies d’étude, en bref, devrait permettre, non de constituer une théorie unifiée par laquelle la philosophie viendrait éclairer les obscurités de la politique, mais d’établir, en lignes brisées, la carte des manières dont la pensée redouble dans son ordre propre les problèmes et bifurcations qui traversent les usages eux-mêmes.