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Ana KIFFER

Ancien(ne) Directeur de programme Brésil  du 01/07/2007  au 30/06/2013

Direction de programme : Une pensée de la faim. Littérature et engagement au XXème siècle

Résumé : Quelle est la violence exprimée par l’art de la faim ? S’agit-il encore ‘d’expression’ dans un art de la faim ? L’artiste de la faim est, selon Kafka, celui qui outrepasse la limite entre la vie et la mort ; il est aussi celui qui n’a pas trouvé l’aliment qui puisse lui satisfaire. Cet artiste est encore celui qui est pris dans la différence qui traverse deux extrémités : le désir du rien et le rien du désir. Mais, en tout cas, l’art de la faim annoncée par Kafka est celui qui descend de toute raison transcendantale pour se perdre dans la matérialité des forces tyranniques. C’est l’art qui suit une détermination absolue. C’est ce qui lui rapproche du poète Antonin Artaud, où la faim vient se rattacher aux conceptions du cruauté et de corps. Elle surgit comme un trait essentiel indiquant l’impossibilité de faire une appropriation du corps selon les paradigmes d’un dualisme de type rationaliste. Il s’agit d’un regard qui cherche la force et non pas le sens et qui vient donc sculpter les derniers dessins et la poésie de l’auteur. Cette force, chez Artaud, se mêle à la mort. Une mort qui vient pourtant habiter la vie, presque encenser cette vie même. On doit donc souligner qu’un art de la faim dérive d’un travail avec la violence des forces, mais cette violence est un mouvement qui va vers la vie. Ce mélange qui fait de la mort une force de vie est bien suggéré par une tradition brésilienne de réflexion sur la faim : depuis la notion d’anthropophagie, créée par l’écrivain Oswald de Andrade, jusqu’à la notion d’une « esthétique de la faim », créée aux années 60 par le cinéaste Glauber Rocha, qui écrit à partir d’une culture de la faim et qui préconise que la faim est une force et que cette force est capable de faire face à la misère. Autrement dit, il s’agit de séparer la faim de la misère. Plus loin encore : il s’agit de poser la faim contre la misère. Voilà le bouleversement causé par l’écriture de la faim vis-à-vis d’un regard qui se veut exclusivement économico-politique à propos du thème. Pour Rocha, tout ce qui reste du côté de la misère fait partie du conditionnement économique et politique. C’est la raison pourquoi la faim revendique sa dignité en laissant d’être un symptôme alarmant de la pauvreté sociale pour devenir l’essence de la société, selon ses termes.
C’est ainsi que nous envisageons analyser ce que l’on appelle l’écriture de la faim au XXème siècle. Elle se constitue d’après une révision critique de certains auteurs (Kafka, Artaud, Castro, Andrade, Rocha) qui ont écrit à propos du thème – lequel ne semble a priori littéraire – et qui ont écrit de façon à bouleverser le regard économico-politique sur la faim. C’est à partir de là que l’on prétend interroger le concept d’engagement. On dirait aussi que cette nouvelle pensée de la faim ouvre, par elle même, de chemins inédits pour une analyse au sein de la littérature et de l’écriture moderne. Elle permet de les rapprocher d’une façon qui n’est pas doctrinaire, au sens d’un art qui s’engage vers la société à travers un langage qui cherche à représenter ceux qui n’ont pas la voix, ni le droit. On voudrait ici, au contraire, remettre en question ce mouvement qui ‘va vers’ (donc ce côté médiatisé et utilitaire du langage) ainsi que donner à voir le concept d’engagement dans ce qu’il interroge nos liens avec les pouvoirs. Ou, comme demande Deleuze : « Alors, comment arriver à parler sans donner des ordres, sans prétendre représenter quelque chose ou quelqu’un, comment arriver à faire parler ceux qui n’ont pas le droit, et à rendre aux sons leurs valeur de lutte contre le pouvoir ? » C’est a partir de cette question que l’on propose commencer à penser le concept d’engagement. « Rendre aux sons leur valeurs de lutte » semble indiquer la nécessité de penser le travail de l’écriture d’un côté non-métaphorique, pourrait-on dire littéral, comme a voulu montrer François Zourabchivilli ? C’est justement un des plus importants défis posés par l’écriture de la faim : comment la penser non comme une métaphore mais comme un nouveau concept qui bouleverse notre rapport avec la « réalité » où se loge le problème de la faim, de la famine ?